R.18. Une maquerelle nommée Bretagne

 

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Charles Auguste Bretagne. Dessins de Verlaine

 

L’attention de la plupart des biographes de Rimbaud à l’époque de Charleville a été déviée vers des figurants médiocres comme Georges Izambard ou Paul Demeny. Elle aurait dû se focaliser sur un personnage de haut relief, sans lequel la vie du poète aurait suivi un tout autre cours : Charles Auguste Bretagne.

Ernest Delahaye lui a consacré, en 1925, un chapitre presque entier, le dizième (sur onze) de ses Souvenirs familiers. Le récit de la lettre adressée par Rimbaud à Verlaine comporte ici une seconde version, due au même narrateur qui apparemment ne s’est pas rendu compte qu’elle était incompatible avec la précédente (de 1900).

Cette fois l’initiative vient de Bretagne. Rimbaud lui a déclaré qu’il n’en pouvait plus de végéter à Charleville :

« Il faut absolument que je puisse aller à Paris ; mais cette fois pour de bon, mais cette fois pour y vivre !

– Eh bien, vous irez, vous y vivrez ! »

(Ces termes ne rappellent-ils pas la lettre de Rimbaud à Demeny du 18 août 1871 ? Delahaye avait pu la lire dans le Mercure de France où Berrichon l’avait publiée en 1913.)

Rimbaud reprend :

« Qui m’accueillera ? Quel écrivain ? Quel poète ?

– Je veux vous procurer un interlocuteur dans le monde des lettres !

(Bretagne se propose pour le mettre en relation avec Verlaine)

– Et si je lui envoyais de mes vers ?

– Faites-le tout de suite. Vous les accompagnerez d’une lettre, au bout de laquelle vous laisserez l’espace d’une demi-page, pour que j’y mette aussi de mon écriture.

Les yeux de Rimbaud étaient de l’azur le plus radieux quand, dans l’après-midi du même jour, il m’aborda au coin de la rue du Moulin et du quai de la Madeleine.

– Viens, me dit-il, chez Dutherme ! Je t’offre une chope…

Il me fit voir dans sa grosse main une mignonne, ravissante pièce de monnaie.

– Ciel ! m’écriais-je, dix sous ! Tu as donc assassiné quelqu’un ?

– Pas encore… C’est Bretagne qui me les a donnés… Viens… »

(ici s’insère l’épisode que j’ai déjà rapporté de Delahaye copiant, de sa belle écriture ronde, les poèmes de Rimbaud destinés à Verlaine)

 

Qui donc était Charles Auguste Bretagne ? Né à Vouziers le 21 mars 1837, fils d’un haut fonctionnaire qui devait terminer sa carrière comme directeur des contributions directes à Nancy avec la rosette de la Légion d’honneur, il a été fonctionnaire lui aussi, mais de rang beaucoup plus modeste. Après une douzaine d’affectations à Auxerre, Nancy, Château-Salins, Pont-à-Mousson, Vitry-le-François etc. il fut nommé en automne 1869 commis principal de 2° classe à la sucrerie du Petit-Bois de Charleville.

Delahaye l’a dépeint comme un « Hercule ventru », nous dirions plutôt un Silène bedonnant, la face grasse et rose. « Sa barbe noire encadrait, ou plutôt cherchait à encadrer une paire de joues tellement larges qu’elles débordaient sur le cou ». Il était grand consommateur de bocks, à l’instar de son ami Charles Deulin, l’auteur des Contes d’un buveur de bière. Fumeur méthodique, il mettait « toute son attention, toute sa passion, à culotter une pipe d’écume ». Il tenait ses assises quasi quotidiennes au café Dutherme, rue du Petit-Bois, à deux pas de la sucrerie où il travaillait.

Au moral, c’était un « célibataire sage et rangé », imperturbable, rassis, « le flegme et la gravité en personne ». Pourtant il est aussi décrit comme truculent et jovial, hilare et gargantuesque.

En réalité « le père Bretagne » avait une personnalité à deux faces, l’une de bouffon, l’autre de philosophe artiste. Par exemple il jouait de l’alto. Côté face, il organisait chez lui des concerts de musique de chambre avec quatuor à corde, clarinette, flûte, et des lectures de poésie clôturaient ces soirées musicales. Côté pile, il faisait le pitre. Darzens rapporte que durant la nuit, mensuelle comme les appointements, où l’Administration se rendait collectivement en pèlerinage au bordel, on voyait « le père Bretagne, grave et comme revêtu d’un sacerdoce, marcher en tête de la bande, l’alto au menton, l’archet fébrile en main, semblable aux violoneux des cortèges de noces, jouant des marches entraînantes qui, dans la nuit des rues, réveillaient les bourgeois ahuris. »

Philosophe? De l’outrance, des paradoxes, oui. N’était-il pas plutôt pataphysicien que métaphysicien ? Est-il vrai qu’il avait des velléités mystiques, qu’il lisait Swedenborg et Éliphas Lévi, qu’il était féru d’occultisme et de télépathie ?

« Volontiers eût-il avoué que le catholicisme l’ennuyait parce qu’il ne comporte que trois petits malheureux petits mystères, tandis qu’il lui en fallait des mille et des mille, bien plus ténébreux, plus abstrus, plus insondables. Au Moyen Âge il se fût révolté, avec une malice noire, contre cet autoritarisme gênant de l’Eglise qui entend limiter le champ des étonnements humains ; il eût été astrologue, démonologue, toutes les horreurs ; il eût été un bel hérétique, un joli sorcier à mettre sur un bûcher de bois vert pour la longue joie des multitudes.

Vivant à une fadasse époque, il se contentait de blaguer « les curés », peu à coups de langue, beaucoup à coups de crayons. »

Rimbaud n’assistait que rarement à ses concerts de médianoche. Mais souvent, après dîner, il s’échappait de la maison maternelle et courait jusqu’à tel estaminet réputé pour sa bière, où il était sûr de rencontrer son grave ami. Il lui remettait un poème ou il lui rendait un volume prêté.

« Il appliquait soigneusement sur le « couvet » sa gambier, puis la fumait en rêvant.

  • Hum !.. interrogeait Bretagne, c’est tout ce que vous dites ?

  • C’est tout.

[…] Une heure passait ainsi, Bretagne parfois s’en allait vexé. Car une bizarrerie de ce muet, c’est qu’il aimait entendre des bavards, tandis que Rimbaud, de son côté, serait aisément resté deux jours sans articuler une parole. »

Mais si une tierce personne venait s’asseoir à leur table, Rimbaud s’allumait peu à peu, et bientôt « les paradoxes les plus effrayants, les plus scandaleux se suivaient, en feu d’artifice. » Les deux compères se plaisaient à mystifier les bourgeois. Un soir, devant un employé des douanes rangé et paisible, Rimbaud clama qu’il avait pris la résolution de poignarder les gêneurs : «J’éprouverais un plaisir divin à contempler l’agonie de ma victime ! »

 

La nature des relations entre Bretagne et Rimbaud a été diversement interprétée. Delahaye dépeint le ventripotent Bretagne « sans aucun vice », « aux apparences tellement frigides » (bizarre épithète, n’est-ce pas ?). « Il prenait un intense plaisir à voir la hardie indépendance de l’enfant poète jeter à bas les principes, démolir le convenu, bafouer les réputations et les pontificats […] Il y avait, pour l’attacher à Rimbaud, la bonté native de ce gros septentrional, un besoin comme paternel d’encourager, d’aider ce gamin… parfois agaçant, mais si génialement précoce ! »

Ses générosités étaient-elles vierges d’arrière- pensée ? Il lui payait ses bocks de bière et « lui abandonnait libéralement des paquets de tabac à peine commencés ». Il lui prêtait des livres récemment parus, « au besoin il les achetait de ses propres deniers ». Il le fournissait même, à l’occasion, en menu argent de poche. Or il n’était pas riche. Il n’arrivait jamais à boucler ses fins de mois. Jusqu’à la fin de sa vie, sa mère dut l’aider à effacer les ardoises qu’il laissait en souffrance dans les bistrots.

Robert Goffin (1937) a posé la question pertinente: « Comment se fait-il qu’un gosse de seize ans soit en relations constantes avec un barbon qui lui paie à boire de la bière de saison au café de l’Univers ? »

Le « barbon » n’avait que 33 ans. Cela ne fait pas objection au rôle que Lefrère lui attribue : « le proxénète de province jouant les entremetteurs en envoyant à un ami parisien un giton avide de se corrompre et de s’instruire ».

C’est bien sur ce terrain-là que Bretagne s’était lié avec Verlaine. Pendant que le contrôleur des impôts était en poste à Fampoux, le poète était venu passer de courtes vacances, à deux reprises (en juin 1868 et pendant l’été 1869), dans la ferme de son oncle Julien Dehée près d’Arras. Le gendre de Dehée, Frédéric Bizouard, était un collègue de Bretagne. Il lui a présenté Verlaine. Tous deux ont fait copain copain au bistrot. Ils ont vite découvert qu’ils avaient en commun, outre leur penchant pour les chopes de bière, le goût des garçons. Il ne paraît pas douteux, d’après le ton des lettres échangées plus tard, qu’ils ont couché ensemble. Verlaine gardait à l’abri des regards de sa femme, dans son bureau de la rue Nicolet, « trois ou quatre dessins (lestes) de (s)on ami Bretagne » – qui ne s’en tenait pas à « bouffer du curé » dans ses caricatures.

 

De son côté Bretagne, selon Pierquin, était tout fier de l’amitié que lui portait Verlaine. Il récitait à Rimbaud, comme une scie, « avec des clameurs d’olifant et des contentions de bouche hénaurmes », ce vers des Poèmes saturniens :

Et son haleine pue épouvantablement.

 

Que Bretagne ait eu avec Rimbaud une liaison homosexuelle, c’est vraisemblable mais à vrai dire je n’en jurerais pas. Il me paraît tout à fait possible qu’un petit fonctionnaire à grosse bedaine et au grand cœur ait pris au sérieux son rôle de protecteur d’un adolescent doué, qu’il l’ait encouragé dans ses audaces de poète, dans ses révoltes contre l’hypocrisie bourgeoise et cléricale, sans autre contrepartie que la certitude d’avoir mérité sa confiance.

Assurément Bretagne n’avait pas fait mystère à Rimbaud de la nature de sa liaison avec Verlaine et il comptait bien en tirer parti. Mais Rimbaud était aux abois et il n’était nullement naïf. Il n’est pas exclu qu’il ait lui-même demandé à son aîné d’insister sur les allusions équivoques, qu’il ait délibérément voulu s’en servir comme appât.

Le billet de Bretagne qui recommandait Rimbaud à Verlaine mettait-il en valeur, à égalité, ses qualités de poète et de tapette ?

 


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2 réponses à « R.18. Une maquerelle nommée Bretagne »

  1. Avatar de Guyonnet
    Guyonnet

    Bonsoir Monsieur;
    J’écris actuellement un long métrage sur Rimbaud
    dans lequel je suis (à peu près) l’enquête de Darzens et j’évoque évidemment Bretagne comme le premier mentor du jeune Arthur ( à la recherche du père…)
    le film parle aussi des manuscrits récupérés par Darzens chez Demeny.
    J’aimerais vous en envoyer le traitement si vous le souhaitez, votre avis éclairé me serait assurément très profitable.
    Comme vous le dites dans votre « à propos » je suis vieux moi-aussi et ce genre de « passe-temps » n’est que prétexte à échanger ses idées.
    Bien cordialement,
    Henri Guyonnet
    18 rue Clovis Hugues
    13003 Marseille

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  2. Avatar de Louis Welles
    Louis Welles

    Pourquoi faut-il. encore aujourd’hui, faire tant de tralalas pour dire que Bretagne enculait le petit Rimbaud et préparait le terrain pour son ami Verlaine. Cela n’enlève rien au poète Rimbaud. Honni soit qui mal y pense….

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